Après l’entretien de la semaine passée avec Christophe Thill, grand spécialiste de H.P. Lovecraft, rendez-vous avec Émilie Fleutot de Stephen King France pour un entretien autour des liens entre deux titans de la littérature américaine.

Pour ceux qui ne te connaissent pas encore, pourrais-tu te présenter ?

Je suis Emilie ! Je suis présidente de l’association Stephen King France qui a surtout pour objectif de donner toute l’actu de King en français à ses fans francophones, via un site, des réseaux sociaux, des podcasts, un serveur discord… depuis 9 ans !

Quand je t’ai contactée pour cet entretien tu m’as confié que tu venais juste de te mettre à Lovecraft … Qu’est-ce qui t’a fait franchir le pas ?

King a toujours reconnu Lovecraft comme étant une de ses influences. Aussi quand je parle de certaines œuvres de King ou de certains passages particuliers à des personnes qui ne sont pas familières de son univers, on me répond parfois « ah oui très lovecraftien comme concept ». Ça a piqué ma curiosité !

Quel(s) texte(s) as-tu lu(s) pour l’instant ? Quelle impression te laissent-ils ?

J’ai lu L’affaire Charles Dexter Ward et j’ai commencé la compilation de nouvelles « Le mythe de Cthulhu », j’ai notamment lu L’appel de Cthulhu et Par-delà le mur du sommeil. J’ai été interrompue par la sortie avancée de If It Bleeds de King ^^

J’aime beaucoup l’ambiance. A priori, je n’aurais pas pensé autant accrocher à des récits qui ont si peu de dialogues, mais à ma grande surprise je trouve que c’est incroyablement immersif.

Y as-tu retrouvé des choses qui te « parlent » par rapport à ce que tu as pu lire chez S. King ?

L’idée d’un mal qui se cache est très présente sur ce que j’ai pu lire pour le moment, je n’ai pas encore bien défini ce que sont les « concepts lovecraftiens » qu’on a pu me citer (l’univers et la mythologie qui entourent notamment Randall Flagg et Ça) car je dois en lire plus, mais définitivement ce mal qui se cache c’est une idée, ou une façon d’aborder un sujet, qu’on retrouve beaucoup chez King.

Le format aussi, King excelle dans la nouvelle et il en écrit beaucoup, ça pourrait être un héritage également !

M. Shelley, B. Stocker, C.A Smith, D. Wandrei, A. Derleth, R. Bloch, S. Jackson, P. Straub … et bien sûr H.P. Lovecraft. Le roman Revival sorti en 2015 commence par une dédicace assez dingue de S. King à « ceux qui ont bâti ma maison » : c’est la Dream Team ! King donne clairement ses références. Peux-tu nous parler de ce livre ?

Oui King est un ancien prof d’anglais, il a toujours beaucoup lu c’est assez impressionnant le nombre de livres qu’il arrive à engloutir chaque année (il en recommande beaucoup sur son Twitter). Il s’est construit avec des auteurs et des récits très identifiés, auxquels il a toujours rendu hommage soit par la dédicace, soit en préface de nouvelles éditions ou des livres sur ces auteurs (il l’a fait pour Lovecraft mais aussi pour Jack Ketchum par exemple), soit dans le cas de Revival par un récit entier. Il estime leur devoir beaucoup car, il a dit que Lovecraft lui avait « ouvert la voie » : il l’a inspiré certes mais il a aussi commencé à populariser l’horreur.

“The Great God Pan” (Roberts Bros, Boston, 1894)- Arthur Machen / Domaine Public

Revival est un hommage assumé, et même revendiqué puisqu’il l’a dit en interview, au Frankenstein de Mary Shelley et au Grand Dieu Pan d’Arthur Machen. Et l’hommage est assez évident quand on lit la quatrième de couverture de ce livre : « La foudre est-elle plus puissante que Dieu ? (…) Le mot « Revival » a plus d’un sens… Et qu’il y a bien des façons de renaître ! »

C’est un roman fort, empreint de nostalgie (on sent l’hommage à « ceux qui ont bâti ») et très ancré dans les thèmes chers à King : l’addiction, le fanatisme religieux, mais aussi le rock ! D’ailleurs Revival sera bientôt adapté, pour le meilleur espérons-le !

As-tu connaissance d’autres textes de King où il évoquerait le rôle qu’a pu avoir Lovecraft dans sa construction littéraire ?

Il faudrait redépouiller chaque intro et chaque conclusion de tous ses livres, et ça fait beaucoup !

Il a parlé de Lovecraft dans des interviews (notamment celle « L’homme qui peut effrayer Stephen King »), mais aussi dans une préface du livre de Houellebecq sur Lovecraft sorti en 1991.

Sait-on comment s’est faite sa première rencontre avec Lovecraft ?

The Lurking Fear And Other Stories H.P. Lovecraft Avon #136 1947

Oui, avant les années 60 les histoires (principalement des nouvelles à cet âge) de King étaient largement inspirées par les comics et les films. Mais il a raconté qu’en 1960, alors âgé de 13 ans, il a découvert une caisse de livres qui appartenaient à son père et dans laquelle se trouvait The Lurking Fear and Other Stories, une anthologie de nouvelles de Lovecraft. Ça a été sa première lecture d’horreur « sérieuse ».

L’horreur lovecraftienne, repose sur la découverte par l’homme de son insignifiance dans l’univers, de son incapacité à comprendre les forces cosmiques qui régissent l’univers.

Les personnages ont une psychologie assez peu fouillée, rien ne sert de s’attacher, ils seront bientôt broyés par des forces nous dépassant tous ! En quoi l’horreur « kingienne » diffère-t-elle de celle de HPL ? Sur quoi repose-t-elle ?

Les personnages de King, dans ses romans du moins et c’est ce qu’il fait qu’ils sont si longs, sont très détaillés. Son idée n’est pas forcément qu’on s’attache, mais il souhaite nous faire comprendre les motivations de ses personnages. L’aspect psychologique de chaque personnage qu’il écrit est très bien développé et très logique, on a presque de la compassion pour les méchants car on comprend pourquoi ils agissent comme ça, c’est parce que c’est logique et motivé que ça marche aussi bien, c’est souvent très perturbant.

L’horreur Kingienne repose principalement sur le mal qui se cache en nous. Dans notre quotidien, au recoin d’une rue, derrière les volets d’une maison fermée.

Stephen King en 2011 — source

King a dit « Les monstres sont réels, les fantômes aussi, ils vivent à l’intérieur de nous. Et parfois … ils gagnent. » et je trouve que cette citation résume très bien son horreur. La plupart de ses monstres sont des métaphores, ou des leviers pour expliquer les maux propres à l’être humain. Ses vrais sujets sont souvent l’inceste, les violences conjugales, surmonter le décès d’un proche, le harcèlement, l’addiction, le fanatisme… Shining par exemple, le vrai sujet du livre est ce n’est pas un hôtel hanté et un enfant qui a des pouvoirs, c’est celui d’un homme dépendant à l’alcool, et des violences domestiques. L’horreur de King, même dans ses récits les plus fantastiques, est très ancrée dans la réalité et très dépendante des mauvais choix des humains, et c’est ce qui la rend si efficace.

Dans la « mythologie » lovecraftienne (même si le terme mythologie n’est pas vraiment approprié) les Grands Anciens sont arrivés sur Terre depuis des temps immémoriaux, bien avant les hommes. On pense bien sûr à Cthulhu, endormi depuis des éons dans la cité engloutie de R’lyeh, quelque part dans le Pacifique Sud, attendant de se réveiller …

Pourrait-on faire un lien avec la façon dont Pennywise / Grippe-sou est censé être arrivé sur Terre ? Derry serait-elle la R’lyeh de Stephen King ?

C’est possible ! Je n’ai pas encore assez avancé dans ma découverte de Cthulhu pour faire toutes les analogies mais c’est bien dans Ça, je pense, qu’on peut faire le plus de rapprochements entre les deux auteurs.

Je vais faire court mais peut-être que ça évoquera des choses aux lecteur·ice·s de Lovecraft : Grippe-Sou est la forme de clown de « Ça ». Ça est un être d’un autre univers, métamorphe, à la forme originelle trop complexe pour qu’on puisse, nous pauvres humains, se représenter sa vraie forme.

The Colour by LudvikSKP (www.deviantart.com)

Elle vient du macroverse (oui c’est une femelle), une dimension au-delà de notre univers dans laquelle la matière physique, palpable, n’existe pas, un vide infini. Dans cet univers, la forme de Ça est à base de lumière orangée qu’on appelle lumières mortes, ou lueurs mortes selon les versions. Tout humain qui regarde ces lumières mortes devient fou, sauf un personnage qui réussit à voir au travers et décrit ce qu’il a vu : “une entité gigantesque, presque infinie, rampante et entièrement composée de lumière orange”.

Elle est l’ennemie naturelle de Maturin la tortue, qui a créé la Terre. La ville de Derry est située là où Ça a atterri il y a des millions d’années, elle est restée tapie dans l’ombre en attendant que les premiers habitants arrivent, puis elle s’est mise en chasse et revient tous les 27 ans. D’ailleurs, si on en croit les références à Ça qu’on trouve dans d’autres histoires de King : elle n’est pas morte ! Le Club des Ratés ne l’a pas achevée. Car oui comme Lovecraft King a construit un multivers immense, où tout se répond et se fait référence.

Une lumière venue de l’espace qui rend fou … ça nous rappelle des choses !

D’ailleurs, si on poursuit sur ce chemin cosmique, dans Pet Semetary, le Wendigo — cet esprit cannibal redouté par les Indiens de Nouvelle -Angleterre et du Canada — est décrit comme une masse confuse haute comme un immeuble de cinq étages et plus tard pour se rassurer Louis, le héros du roman imagine que cette apparition est tout sauf « des créatures reptiliennes qui rampent, sinuent, titubent dans les limbes de l’entre-deux-mondes (…) ces créatures hideuses grouillant sur la face obscure de l’univers. » (traduction version Albin Michel, 1985)

Le Wendigo — bande-annonce SImetierre 2019 — source

King aurait donc fait du Wendigo une créature cosmique, et plus seulement un esprit tribal, à l’instar des Grand Anciens créés par Lovecraft ?

Il se peut que Lovecraft ne soit pas pour rien dans cette représentation du wendigo chez King, mais King se sert surtout beaucoup du folklore américain.

Par exemple dans Shining, l’hôtel est construit sur un ancien cimetière indien. Et dans Simetierre, on doit ce cimetière si particulier à des indiens aussi, les Micmacs.

Le wendigo est une créature qui appartient au folklore des amérindiens algonquiens du Canada, et ça s’est étendu jusque dans le Nord-Américain, où vit Stephen King. Rappelons qu’il a passé toute sa vie dans le Nord du Maine, proche des grandes fôrets glaciales qui ont dû inspirer beaucoup de légendes, et d’histoires horrifiques.

Le wendigo n’est pas Lovecraftien, mais la façon dont il est décrit, clairement, pourrait être un héritage de Cthulhu.

Pourrais-tu nous présenter Randall Flagg et l’importance qu’il a dans l’univers de S. King ?

Randall Flagg c’est LE grand méchant chez King, qui a parfois le nom de Randall Flagg, d’Homme noir ou Homme en noir, Légion, Leland Gaunt, Walter o’Dim… ou parfois il se cache derrière d’autres méchants aux mêmes initiales, RF.

Max Von Sydow dans le rôle de Leland Gaunt dans le film Le bazaar de l’épouvante (1993) — source

On le croise sous le nom de Randall Flagg notamment dans deux récits majeurs de King : Le Fléau, et le colossal cycle de La Tour Sombre.

Randall Flag dans La Tour sombre (tiens on l’a déjà vu dans True Detective lui …)

Ce méchant, on le croise dans les écrits de King depuis son plus jeune âge, puisque la première fois que l’on rencontre Randall il semble que ça soit dans la nouvelle The Stranger, auto publiée en 1960 dans le journal qu’il avait créé alors qu’il avait 13 ans, et où on rencontre un étranger qui ressemble à Lucifer lui-même et qui est très proche des manifestations de Flagg.

Il a la plupart du temps une apparence humaine et on lui prête des pouvoirs de sorcier, de nécromancien, et il est capable d’influencer le comportement des humains et des animaux. C’est un voyageur, c’est notamment pour ça qu’on le retrouve dans différents récits, différents univers, différentes temporalités. Son but varie selon les récits mais son objectif est toujours le même : anéantir. L’espèce humaine. Les univers. Cela dépend. Mais il est motivé par la destruction, le néant, et est d’une cruauté sans borne.

Nyarlathotep est une des figures emblématiques du « panthéon » lovecraftien. Dieu venu d’Egypte, il change de forme à sa guise et rend visite aux hommes « à une période de chaos, tant politique que social ». Nyarlathotep utilise la science et la technologie, alliées à un discours apocalyptique pseudo-religieux dans son spectacle pour fasciner et embrigader le public. On pourrait « presque » dire qu’il est le pendant du Diable dans la littérature de Lovecraft.

Peut-on voir dans Randall Flagg un avatar du Nyarlathotep de Lovecraft ? Est-ce que d’autres personnages imaginés par King pourraient être associés à Nyarlathotep ?

Nyarlathotep sous les traits de l’Homme noir dans La Maison de la sorcière- Jens Heimdahl — Facebook : Art of Jens Heimdahl / CC BY-SA

Oui clairement Randall Flagg, et toutes ses identités, est là pour tirer profit du chaos dans lequel nous nous mettons. Notamment dans Le Fléau : il ne crée pas la fuite de la Super-Grippe, a priori, mais il essaye d’en tirer profit. Il voit les humains comme des insectes, il sait qu’ils finiront par faire une bêtise dont il pourra profiter et malheureusement, il ne se trompe pas.

C’est le seul grand méchant récurrent de l’œuvre de King. On pourrait évoquer à nouveau Ça sauf que Ça n’est pas fondamentalement méchante, si on y réfléchit bien elle ne fait que se nourrir pour sa survie !

Dans Bazaar (Needful Things en VO), Ace Merrill déchiffre un graffiti inscrit sur le garage de Leland Gaunt « YOG-SOTHOT RÈGNE ». Encore un signe que ces personnages (Leland, Randall) sont interconnectés ? (Un autre Easter egg dans le livre avec de la cocaïne qui viendrait des plateaux de Leng à relever aussi ! )

Oui, chez King tout est connecté, comme je le disais il a créé un immense multivers où les personnages se croisent. Au centre, il y a La Tour Sombre, que Randall tente de détruire pour faire régner le chaos sur tous les univers qu’elle maintient. C’est pour ça qu’il est le grand méchant de l’œuvre de King, il n’est jamais loin à tirer les ficelles, que ça soit vraiment lui ou que ça soit une de ses identités qui offre quelques variations.

L’Appel de Cthulhu se termine par l’apparition de Cthulhu émergeant des eaux, créature titanesque de la taille d’une montagne. Dans Brume (Mist) les habitants de Bridgton sont confrontés à des créatures sorties d’une brume venue d’on ne sait où. À un moment King décrit une monstruosité aux pattes de dimensions cyclopéennes , de si grand que cela défie l’imagination, laissant les témoins hébétés pour un moment. On quitte l’horreur à l’échelle de la famille pour s’approcher de quelque chose de plus cosmique. Qu’en penses-tu ?

The Mist, version F. Darabont (2007) — Une monstruosité … cyclopéenne — source

Oui. La brume dans la nouvelle du même nom, viendrait d’une faille entre les mondes qui sont supportés par La Tour Sombre. On sait que certains univers, et que certains passages entre les mondes, sont peuplés de créatures immenses qui pourraient être inspirées des créatures gigantesques de Lovecraft que tu décris. Je pense aussi que les créatures immenses sont de toute façon très courantes dans les récits fantastiques, moi ça me faisait penser à la Guerre des Mondes !

Parlons géographie ! Le pays de Lovecraft, la région du Miskatonic, est le terme qui désigne les lieux, fictifs ou réels, imaginés par HPL et utilisés dans plusieurs de ses récits . La trinité de l’horreur que constituent Arkham, Dunwich et Innsmouth a-t-elle son équivalent chez S. King ? Nous avons évoqué Derry, existe-t-il un Pays de King, réel ou imaginaire ? Quelles en seraient les capitales ?

Le pays de Lovecraft — Hoodinski / CC BY-SA

Disons qu’il y a deux pays, chez King.

Il y a d’abord le Maine. C’est là où King a grandi, où il vit encore une partie de l’année. Il y a créé des villes fictives qu’on retrouve souvent dans ses histoires (Derry, Castle Rock…) mais qui sont inspirées de villes réelles. En tout cas, la grande majorité de ses histoires se déroulent dans cet Etat du Nord-Est américain, car King écrit sur ce qu’il connait, et ce qu’il connait le mieux c’est le Maine et ses habitants.

Mais on pourrait aussi parler des Territoires, dans lesquels on voyage dans La Tour Sombre. Puisque la Tour est au centre de tous les univers, et que ce cycle est le cœur du multivers de Stephen King, ses terres ont une importance capitale.

Celui Qui Garde le Ver se passe justement à Jerusalem’s Lot et est peut-être un des hommages les plus appuyés de King à HPL. L’histoire est inspirée de Les Rats dans les murs, on y croise le De Vermis Mysteriis et Yog Sothoth me semble-t-il.

Une adaptation TV est prévue. On aura peut-être droit indirectement à une série lovecraftienne. As-tu des informations sur le développement de cette série ?

Il y a en effet une série développée par Epix qui s’appellera Chapelwaite qui se prépare, avec notamment Adrien Brody dans le rôle-titre.

On n’a plus de nouvelles depuis début mars, la pandémie a stoppé tous les projets d’adaptations de Stephen King.

(Question qui tue ! ) S’il n’y avait un livre de S. King à conseiller pour démarrer, lequel conseillerais-tu ?

C’est facile au final, je dirais que le meilleur moyen de comprendre ce que fait King, c’est de lire un recueil de nouvelles ! Et j’opterais pour Tout est Fatal.

Enfin, à quoi occupes-tu ton confinement ?

J’ai un métier à plein temps que j’exerce pour le moment en télétravail, donc ça m’occupe mes journées surtout que je suis loin d’avoir une baisse d’activité !

Pour le reste, j’appelle des amis, je binge des séries, je joue à des jeux de société ou des jeux vidéo, et évidemment je lis un peu aussi ?

Merci beaucoup Emilie pour cet éclairage passionnant sur l’oeuvre de Stephen King !

Le site Stephen KingFrance

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