Rencontre aujourd’hui avec Patrice Louinet, spécialiste de Robert Ervin Howard, pour parler de la relation épistolaire entre Two-Gun Bob et Grandpa Theobald.

Bonjour Patrice. Un grand merci pour nous accorder un peu de ton temps ! Pour ceux qui ne te connaissent pas encore, pourrais-tu te présenter ?

Je suis essentiellement connu en raison de mes travaux sur et autour de Robert E. Howard (directeur de collection, traducteur, co-directeur de la REH Foundationaux Etats-Unis, copilote de la collection Conan chez Glénat, etc.) J’ai également œuvré en tant que conseiller sur différentes adaptations ludiques de l’œuvre. Enfin, j’ai soutenu ma thèse de doctorat — toujours sur Howard ! — à la Sorbonne fin 2019.

Question rituelle : comment s’est faite ta première rencontre avec Lovecraft ?

Dans un des recueils de la collection Présence du Futur, ceux traduits par Jacques Papy. Il m’a tellement fait peur que j’ai regardé sous mon lit avant de dormir (true story).

Tu es considéré comme LE spécialiste de R.E. Howard en France. Comment est née cette passion ?

Robert Ervin Howard — 1906–1936

Je réponds toujours que l’on n’a pas le choix de ses obsessions. En revanche, j’ai rapidement compris que je voyais ou pressentais des choses dans cette œuvre que je ne retrouvais pas dans les remarques des divers critiques. Peu à peu mon travail a pris la forme d’une exploration poussée de la vie et l’œuvre de Howard afin d’être à même d’articuler ce que j’y voyais et, par extension, de redorer le blason d’une œuvre qui a été longtemps sous-estimée, voire méprisée.

Quelles seraient tes 3 bonnes raisons d’acheter le Guide Howard que tu as signé ?

Si vous ne connaissez pas Howard, c’est une excellente introduction à cet auteur (dit-il, modestement). Si vous ne le connaissez que par ce que vous en avez entendu dire par De Camp, Milius, ou autre, c’est l’occasion de remettre *beaucoup* de pendules à l’heure, et enfin, vous me ferez plaisir !

Comment est née cette correspondance passionnante entre Lovecraft, issu de la vieille bourgeoisie protestante et puritaine de la Nouvelle-Angleterre et R.E Howard, l’homme de la Frontière ?

Weird Tales, March 1924

Howard admirait Lovecraft et il a saisi le prétexte de l’emploi d’une langue celtique à la fin de la nouvelle « les Rats dans les murs » pour s’étonner de ce choix (l’emploi du gaélique à la place du britonnique), et a donc envoyé une missive à l’éditeur de Weird Tales. Ce dernier, incapable de répondre, s’est contenté de transférer le courrier à Lovecraft, qui s’est empressé de répondre à Howard. Et c’est ainsi qu’a démarré cette correspondance.

S’estimaient-ils ?

Vaste question ! Au début, Howard est visiblement en admiration devant celui qu’il considère comme un maître. Au fil des mois cependant, Howard va s’affirmer de plus en plus, et le débat s’intensifier. Il prendra une tournure parfois acide et violente sur la seconde moitié de leur six ans de correspondance, mais toujours entourée des politesses d’usage. A l’annonce de la mort de Howard, Lovecraft a été anéanti, n’arrivant pas à y croire. Ils ne s’étaient jamais rencontrés, mais il est clair qu’au-delà de leurs différences radicales sur presque tous les sujets, les deux hommes s’estimaient.

Cette différence entre deux Amériques, celle des premiers colons et celle des pionniers de la Frontière s’est-elle ressentie dans leur correspondance ? A-t-elle été source de débat ? (On pense à ce débat barbarie VS civilisation qu’ils ont pu avoir)

C’est même un des ressorts majeurs de leurs échanges, sachant que l’un et l’autre étaient prompts à toutes les exagérations pour faire passer leurs arguments. Mental et physique, ville et campagne, Nouvelle-Angleterre et Texas rural, Rome et barbares celtes, vertu de la police et d’un gouvernement fort opposé à une méfiance de la corruption à tous les niveaux… leur correspondance parle énormément de cela.

Est-ce qu’on trouve des traces de l’influence de Lovecraft dans la production littéraire de Howard ? De la même façon HPL a-t-il absorbé une partie de la mythologie « howardienne » ?

Entre fin 1930 et mi-1931, Howard a commis quelques lovecrafteries, donc la plupart sont à oublier, exception faite de « la Pierre noire ». Très rapidement cependant, Howard s’est contenté de placer quelques références à l’œuvre de Lovecraft dans ses textes, ce dernier lui rendant la pareille. Je ne pense pas que l’on puisse parler une seconde d’une inspiration de Howard sur Lovecraft, en revanche.

The Black Stone, R.E. Howard, Weird Tales novembre 1931, source archive.org

On connaît la « sympathie » qu’a pu avoir Lovecraft pour les idées fascistes du début du XX siècle. ( sur la fin de sa vie HPL changera). Qu’en était-il de Howard, dans une Amérique des années 30 où malheureusement le racisme était plus « ordinaire » ?

Howard était violemment antifasciste. Je livre dans mon Guide Howard la traduction d’un long passage dans lequel Howard pourfend le fascisme en général et les exactions de Mussolini en particulier, et on en trouve de nombreux autres exemples dans ses lettres. Son racisme était celui de l’américain moyen des années trente, un racisme ordinaire, non doctrinaire, qui s’est progressivement tassé au fil de ses échanges avec Lovecraft, Howard faisant sien ce crédo : « si quelqu’un a des droits, alors tout le monde a ces droits » (je cite). Il était coupable bien plus de stéréotypes raciaux qu’autre chose. N’oublions pas ici que Conan est un basané non indo-européen, et non un aryanophile blanc et « pur » qui a découvert le secret de l’acier.

Michael Moorcock, le créateur d’Elric de Melniboné (l’anti-Conan ??) a écrit qu’il y a quelque chose dans l’air du Texas qui inspire une prose éclatante (…) la plus brillante fut celle de R.E Howard . L’environnement texan et sa nature sauvage (wilderness) peut-il seul expliquer la création de la Sword & Sorcery par Howard ? Ou bien y a-t-il autre chose, de plus profond, chez lui qui l’a amené vers ce genre littéraire ?

J’ai justement consacré une thèse entière sur ce sujet. Pour répondre simplement, il y a quelque chose de profond chez lui qui l’a amené à créer un genre littéraire, mais il n’a jamais écrit de sword and sorcery, dans la définition classique du terme. C’est une appellation que l’on a plaquée a posteriori sur son œuvre, et sans fondement. Howard a créé et posé les bases de la fantasy américaine, et c’est tout autre chose.

Lyon Sprague de Camp a été l’auteur de la première biographie de référence sur Lovecraft H.P. LOVECRAFT : LE ROMAN DE SA VIE. Nous avons évoqué les limites de cet ouvrage avec C. Thill lors d’un précédent entretien. On retrouve de Camp à la plume pour Dark Valley Destiny: the Life of Robert E. Howard en 1983, une biographie de Howard. Que dire de cet ouvrage ?

Que c’est exactement ce que ne doit pas être une biographie. Elle est truffée d’erreurs (ce qui arrive), mais surtout d’inventions et de falsifications volontaires, ce qui est impardonnable. De Camp avait besoin de justifier ses tripatouillages éditoriaux sur l’œuvre en faisant « comprendre » que Howard était « fou » (je cite), atteint d’un complexe d’Œdipe, et que son suicide démontre amplement tout cela (et donc le besoin d’un homme providentiel pour venir au secours de l’œuvre, c’est-à-dire De Camp lui-même, évidemment). L’unique qualité de ce livre est que De Camp a interviewé des gens qui avaient connu Howard. Ces interviews ont survécu, et elles contiennent des informations et des témoignages qui auraient été perdus sans cela.

S.T. Joshi a écrit la biographie qui fait référence actuellement sur HPL. Existe-t-il un tel ouvrage pour mieux connaitre Howard ? (en plus de ton guide bien sûr !)

Échos de Cimmerie — Fabrice Tortey — source Noosfere

Je recommande chaudement Echos de Cimmérie, dirigé par Fabrice Tortey. Outre divers essais, on y trouve une belle biographie de Howard par Tortey. Je m’attelle à la rédaction de ma biographie de Howard en 2021, et je vais y consacrer cinq ans.

A l’instar de August Derleth qui s’est saisi de l’œuvre de Lovecraft pour des « collaborations posthumes », Lyon Sprague de Camps a aussi été un des continuateurs de Howard. Qu’a-t-il fait de Conan ?

Il a transformé Conan en self-made man carriériste, transformé la série en une saga américaine menant le héros de la pauvreté à la gloire, et enfin il a fait de Conan un outil pour se faire un maximum de profit, là encore de son propre aveu.

On ne compte plus les nombreux (trop ?) jeux dérivés de l’univers de Lovecraft. Le jeu de plateau Conan de Monolith, pour lequel tu as été consultant a explosé les plafonds sur Kickstarter, Solomon Kane a aussi droit à son jeu. Comment expliquer le succès des jeux inspirés des univers des deux auteurs de Weird Tales ?

CONAN par Monolith — image monolitheditions

Lovecraft et Howard, au-delà leur talent purement littéraire, sont des créateurs d’univers. Ils sont les pionniers de la création de ce qu’on appelle aujourd’hui un univers secondaire. Lovecraft avec le prétendu « mythe de Cthulhu » et Howard principalement avec l’Âge Hyborien. N’oublions pas que Howard a été le premier auteur de fantasy à élaborer son univers, décrire ses personnages, faire des listes de noms, dresser des cartes de ses pays imaginaires, c’est-à-dire qu’il a posé les bases de ce que fait tout auteur de fantasy depuis lui.

Dans le domaine du cinéma, Richard Stanley a réalisé récemment une adaptation de The Colour Out of Space. Les adaptations par des « grands studios » de l’œuvre de HPL sont plutôt rares, contrairement a ce qui a pu être fait les personnages avec R.E. Howard (Conan, Solomon Kane …). Comment expliquer cela et quel a été selon toi le passage au grand écran le plus réussi ? (s’il en existe un …)

Aucune nouvelle de Howard n’a jamais été adaptée au cinéma. Ils ont simplement pris les noms et fait tout autre chose. Ils sont uniformément mauvais, à l’exception du Milius, qui est un film de talent, mais dont le personnage central, sa philosophie, son histoire, son tempérament, etc., n’a strictement rien à voir avec le Conan de Howard.

Question à 1 million de dollars …Si tu devais conseiller un texte de Howard pour commencer, lequel choisirais-tu ?

The Tower of the Elephant — R.E. Howard — Weird Tales mars 1933 — source archive.org

Celui par lequel j’ai commencé : « La tour de l’Eléphant ».

Quels sont les projets sur lesquels tu travailles actuellement ?

Je révise ma thèse en vue de la faire publier et, à mesure que j’avance, je la traduis en anglais afin de la faire publier aux Etats-Unis. Outre cela, je planche sur un cours consacré à la fantasy américaine que je vais donner à Sciences Po Paris à partir de septembre.

A l’heure où j’écris cet entretien le confinement touche à sa fin … Comment l’as-tu occupé ?

Je suis resté au Texas durant le confinement, ce qui m’a permis de prendre des vacances et de faire des recherches en étant éloigné de mon petit appartement parisien. Je ne suis donc pas à plaindre !

Merci beaucoup Patrice pour toutes ces réponses passionnantes !

Vous pouvez écouter ici l’émission BlockBuster “Conan, l’héroïque fantaisie de Robert E. Howard” 

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