Suite de l’entretien entamé la semaine dernière avec Booby Derie.
Vous êtes l’un des auteurs du blog Facts ins the case of Alan Moore’s Providence, qui a proposé une somme incroyable de notes en complément de Providence de Alan Moore. Lovecraft est plutôt élusif quand on parle de sexe, alors que la nudité et la sexualité sont « frontales » chez Alan Moore. Pourriez-vous expliquer comment Alaln Moore s’est emparé du Mythe ?
Avec Providence, il est important de comprendre que Alan Moore ne s’est pas réveillé un matin en décidant de l’écrire.
Ça commence dans les années 90 avec l’écriture d’une série de textes en prose Yuggoth Cultures(la plupart perdus), mais le plus long, The Courtyard, arrive jusqu’à l’impression (tout comme quelques autres textes plus courts). L’histoire elle-même fait peu de bruit, mais elle est adaptée en comics par Anthony Johnston et Jacen Burrows, et là ça fait du bruit. C’est à la fois intelligent et une extrapolation explicite du Mythe, rempli de sujets tabous et d’easter eggs autour du de l’univers du Mythe prêts à exciter les fans.
Tout ça a abouti à plus de travail avec Avatar, et finalement Moore a écrit une suite, en collaborant à nouveau avec Jacen Burrows pour Neonomicon. C’était bien plus explicite et impliqué que The Courtyard et l’éditeur l’a exploité. Moore explique dans un article comment il a voulu traiter de toutes ces choses que Lovecraft ne montrait pas, d’où la scène de viol dans le numéro 3. Il y avait déjà eu des comics autour du Mythe avec du sexe, mais c’était plutôt de la pornographie. Là, c’était plus malin, plus propre au niveau artistique, une meilleure production … c’était bien plus un objet artistique et littéraire et c’est pour ça que certains critiques l’ont surnommé de la sexploitation lovecraftienne.
Providence est encore plus ambitieux ! The Courtyard a deux numéros, Neonomicon quatre et Providence compte douze numéros. C’est autant que Watchmen. Et l’approche est similaire à celle de Watchmen en ce qu’elle est à la fois une déconstruction et une reconstruction d’un medium existant. Il y a énormément de détails dans l’histoire, à la fois visuellement et dans l’écriture, des choses que l’on ne peut seulement aborder que grâce au format plus long que permettent les 12 numéros. Mais tout ça s’appuie également sur ce que Moore et Burrows avaient fait au cours des séries précédentes. C’est vraiment le cœur de l’expérience de lecture à la fois dans la fiction autour du Mythe et dans les comics books, et Moore le sait et s’en est servi lors de l’écriture de Providence.
Est-ce que Moore s’éloigne du personnage féminin typique avec l’agent spécial Brears dans Neonomicon ?
Si on voulait être réducteur, on pourrait dire que l’agent Brears est une sorte de figure à la Lavinia Whateley. Pourtant elle est bien plus que ça. Comme la plupart des personnages de Moore, Brears a une nature sexuelle, et son combat contre son addiction au sexe et la franchise quant à sa propre sexualité en font un personnage bien plus complexe.
Elle se bat contre le libre arbitre, entre être protagoniste ou victime, entre la femme sûre d’elle sexuellement qui n’hésite pas à se déshabiller pour rejoindre une orgie et la femme culpabilisant quand elle cède à son addiction au sexe, faisant d’elle une trainée. Lovecraft n’aurait même pas fait allusion à tout cette psychologie sexuelle, mais Brears oscille entre différent rôles pour finalement l’accepter et l’endosser.
J’ai lu et apprécié Agents de Dreamland il y a peu. Kiernan « travaille » le Mythe de belle façon je trouve, tout comme a pu le faire également Victor LaValle. Vous avez parlé de ces deux auteurs sur votre blog Deep Cuts in a Lovecraftian Vein . Quelle est la ligne éditoriale de ce blog ?
Deep Cuts in a Lovecraftian Vein est là pour mettre en lumière le Mythe invisible. Spécifiquement, je m’intéresse au Mythe et la fiction lovecraftienne par et à propos des femmes, des gens de couleur et des personnes LGBTQ+.
Je ne veux pas dire que cette fiction-là n’existe pas, mais pour la plupart des lecteurs du Mythe, c’est tout comme. On ne voit pas beaucoup de femmes dans les anciennes anthologies autour du Mythe, ni beaucoup d’histoires avec des personnages Afro-Américains ou homosexuels. C’est là et ça existe, mais la plupart des fans du Mythe ne savent pas par où commencer, ou n’ont pas idée du contexte qui a amené à sa création. C’est l’idée du blog.
Pour la plupart, je tâche de rester positif. Je ne suis pas là pour pinailler , l’objectif est de valoriser ces créateurs et sujets en mettant en avant des histoires et des médias que les gens devraient lire, ou du moins avoir connaître.
Il me semble qu’il y a un courant dans la fiction lovecraftienne contemporaine qui tend à être plus ouvert à la diversité. Ai-je tort ?
La fiction lovecraftienne a toujours été plus diverse que ce que les gens pensent, mais l’édition traditionnelle a limité la portée des auteurs issus des minorités. Si on parcourt les vieilles anthologies Chaosium, c’est toujours les mêmes noms, encore et toujours, volume après volume.
L’avènement d’Internet, des outils de PAO, le financement participatif ont énormément amélioré les liens de cette communauté et aboli les barrières de l’édition et au cours des cinq dernières années ou presque les éditeurs commerciaux ont rattrapé le retard et on voit plus de diversité et d’inclusion dans la fiction de genre, fiction lovecraftienne incluse.
Ce qui a aussi des effets imprévus : le retrait du buste de Lovecraft pour les World Fantasy Awards de 2015 est un résultat direct d’une conscience émergente du racisme de Lovecraft parmi la population des fans de Fantasy. C’est ainsi : le contexte culturel d’aujourd’hui est très différent de celui de 1975, quand cette récompense a été créée. La fiction speculative ne peut pas se permettre d’être hagiographique si elle veut restant pertinente et inclusive.
Parmi tous ces auteurs que vous avez lus pour votre blog, y en a-t-il un que vous recommanderiez ?
Je pourrais en citer des douzaines. Jayaprakash Satyamurthy a sous doute été sous-estimé par beaucoup. Il va vous surprendre.
D’après votre compte Twitter, il semblerait que vous travaillez sur un autre ouvrage. Est-ce une suite à Sex ?
Oui, c’est une sorte de suite spirituelle. J’ai commencé les recherches en 2015, inspiré par le passage sur le métissage dans Sex, mais divers projets se sont présentés et j’ai seulement vraiment commencé à l’écrire cette année, et ça a ralenti. Là où Sex s’intéressait à l’amour, au sexe et au genre, Race and the Cthulhu Mythos traitera de race, de racisme et de préjugé. Mais ne l’attendez pas tout de suite cependant.
Merci encore pour toutes ces réponses
Avec plaisir !