Après avoir voyagé et visité Salem, Boston et Providence, nous allons aujourd’hui suivre Alain Puysségur, qui sera notre guide en terres lovecraftiennes… Allons-nous survivre ?

Pour ceux qui ne te connaissent pas encore, pourrais-tu te présenter ?

Je suis Alain T. Puysségur, écrivain, créateur de jeux de société et de fictions interactives. Je suis né en 1991 dans les Yvelines et je vis à Paris. Depuis un an et demi, je me consacre entièrement à la création. Pour l’heure, j’ai surtout proposé des œuvres à destination de la jeunesse, notamment des créations interactives (escape-book, escape-game, BD et livre dont tu es le héros).

La narration non-linéaire est quelque chose qui a peuplé mon enfance et qui m’attire beaucoup. De nouvelles choses se préparent, parce que j’adore toucher à tout. Auparavant, j’étais éditeur au sein de Bragelonne, maison d’édition spécialisée dans l’imaginaire, où j’ai travaillé sur un ensemble de projets atypiques.


Question rituelle : comment s’est passée pour toi la première rencontre avec l’œuvre de H.P. Lovecraft ?

J’ai gravité durant de nombreuses années autour des œuvres de Lovecraft sans qu’aucune collision ne s’opère. Et puis, à la faveur de mon travail chez Bragelonne, le contact s’est fait. J’y ai plongé, complètement, à me perdre dans la compréhension du chaos intrinsèque, matérialiste et indifférent de cette œuvre. En un sens, je regrette que la première rencontre ne se soit pas faite plus tôt. J’imagine facilement combien les Grands Anciens auraient pu peupler l’imaginaire de mon adolescence et comment ils auraient animé les quêtes de compréhension obsessionnelles que l’on développe durant cette période de notre existence.

Qu’est-ce qui t’a plu dans ses textes ?

Lovecraft déploie quelque chose de très cryptique. Ce n’est pas tant la menace qui prend forme et que l’on voit dans ses textes qui m’a attirée que ce que l’on ne voit pas et ce qui n’est pas développé. J’ai toujours eu la crainte de l’obscurité, car rien n’est plus terrifiant que ce que nous savons horrible et dont nous ignorons tout, ou presque. Mécaniquement, notre imagination comble les vides, les blancs. Elle puise pour cela dans nos failles les plus intimes et rend l’horreur toute personnelle. Les textes de Lovecraft font écho à ce fonctionnement primaire, car au-delà de la mythologie qui se déploie entre les nouvelles, demeurent d’innombrables creux où chacun niche quelque chose de lui-même. Nous devenons sans le vouloir, à la suite de quelques adjectifs, les architectes de notre propre terreur.

On dit souvent que les lecteurs s’approprient les œuvres des auteurs. Lovecraft compte parmi ceux pour qui c’est le plus vrai. Pour saisir le sens (parfois le non-sens) de ce qu’il a construit, il faut d’abord s’investir, lire et relier les pistes disséminées pour reconstituer un pilier originel de compréhension. Passée cette première étape, l’esprit se peuple d’énigmes, perçoit les secrets enfouis, oubliés. Incombe ensuite aux plus acharnés de rêver, d’inventer, de supputer. De créer à leur tour. J’ai toujours été sensibles aux œuvres qui laissent de la place à d’autres, qui disent en quelque sorte « Tenez, voilà le matériau de base. Pour le reste, c’est à vous de voir ! ».

Quel est le texte de HPL qui t’a le plus marqué ?

Le premier que j’ai lu, La Cité sans nom, car bien souvent le premier contact est celui qui marque le plus. Il ancre fermement dans notre esprit l’impression de découverte. Avec Lovecraft, cela s’accompagne d’un certain vertige, à l’idée de tout ce que nous ignorons et dont seul notre imagination parvient à combler les vides ténébreux.

Illustration page 159 de Weird Tales (février 1928) L’appel de Cthulu par H. P. Lovecraft. Hugh Rankin / Public domain

L’Appel de Cthulhu, bien évidemment, par sa construction et par les jalons qu’il pose, me plaît aussi beaucoup. Et puis, je dois dire que le cycle des Contrées a quelque chose de particulier qui me touche, un rapport à l’enfance très fort.

Tout d’abord, une première question par rapport à tes activités ludiques… Tu conçois des escape- box. Jamais tenté d’en concevoir une autour du mythe de Cthulhu ?

J’en serai ravi, tout comme réaliser un jeu de société dans cet univers. Maintenant, je travaille principalement avec les éditions 404 concernant les escape-book et escape-box.

La marque de Cthulhu par Gauthier Wendling (notre premier auteur invité ! )

Pour la première catégorie, Gauthier Wendling a déjà proposé chez eux La Marque de Cthulhu, et pour la seconde, ce sont Frédéric Dorne et Laurent Hachet qui s’y sont collés. La place est donc déjà prise ! Peut-être une occasion de concrétiser cette envie se présentera-t-elle un jour…

Lors de ton passage chez Bragelonne, tu as coordonné l’édition de l’ouvrageCthulhu : Les Créatures du Mythe, un recueil avec de splendides illustrations ! (Merci au passage à Loïc Muzy de nous avoir prêté un de ses dessins pour notre affiche.) C’était une collaboration avec les nancéiens de Sans-Détour je crois. Peux-tu nous parler de l’histoire de ce projet et du rôle que-tu y as pris ?

Avant que j’intègre Bragelonne, la maison d’édition avait déjà collaboré avec les éditions Sans-Détour pour les ouvrages portant sur les textes de Lovecraft (qui sont d’ailleurs des coéditions). Les illustrations réalisées par Loïc Muzy avaient été sollicitées pour les couvertures et les carnets illustrés intérieurs. Après mon arrivée, s’est posée la question d’aborder différemment le Mythe. L’idée était de trouver une nouvelle manière pour des lecteurs fans, mais aussi pour ceux qui ne connaissaient pas ou peu l’œuvre, d’accéder à cet univers. Les éditions Sans-Détour proposaient pour le jeu de rôle qu’ils publiaient alors le supplément du Codex de l’Innommable, traduction de deux réalisations de Sandy Petersen, Les Monstres de Cthulhu et Créatures des Contrées du Rêve, complété par les illustrations de Loïc Muzy, Mariusz Gandzel et Claire Delépée. Cet ouvrage n’était accessible qu’à un public de rôliste, cela semblait intéressant de la proposer à d’autres !

À mon niveau, j’ai coordonné une nouvelle édition de cet ouvrage en conservant et en adaptant le matériau originel, mais, surtout, en le complétant. Afin que ceux qui possédaient déjà le Codex ne se sentent pas lésés en achetant Les Créatures du Mythe, nous avons procédé à l’ajout de plusieurs entités, tel que le Roi en Jaune, les Chats d’Ulthar ou encore — et pas des moindres — Cthulhu, toujours avec des illustrations inédites de Loïc Muzy. Il me semble que l’ouvrage a remporté un certain succès, aboutissant même à une réimpression, ce qui montre que le public des adeptes s’élargit…

Le miracle de la sérendipité numérique (et le coup de pouce des algorithmes …) m’a fait découvrir ton travail sur Instagram. Tu travailles actuellement sur un Guide de survie en terres lovecraftiennes. Tout ceci est très mystérieux, alors peux-tu nous en dire un peu plus ?

Une idée me trottait depuis quelques temps dans la tête : celle de proposer une approche du Mythe pour ceux qui n’y connaissent rien ou très peu. Le tout en partant du principe que le Mythe et les événements qui lui sont liés sont réels. Pour un tel projet créatif, quoi de mieux qu’un guide de survie ? À force de réflexions, Cthulhu — Survie en terres lovecraftiennes a pris forme dans mon esprit. Bien sûr, j’ai fait en sorte que les autres, fans ou connaisseurs, puissent également prendre du plaisir à le lire, notamment grâce à des références ou des clins d’œil.

Cthulhu — Survie en terres lovecraftiennes — éditions Bragelonne (couverture provisoire)

’avais envie de créer quelque chose d’atypique, c’est pourquoi l’ouvrage embarque une part fictionnelle. Son narrateur, Ian Arzhel, est un ancien investigateur au passé trouble. Il y a plusieurs années, il a compilé le fruit de ses longues années de recherches et d’enquêtes dans un guide visant à prévenir, expliquer et conseiller l’humanité pour qu’elle puisse faire face au Mythe et à ses terribles réalités. Malheureusement, un événement dont nous ne savons rien l’a stoppé dans son entreprise et l’a conduit à fuir tout ce qui concernait les Grands Anciens. Récemment, alors qu’il s’apprêtait à voyager vers des contrées lointaines pour de nouvelles études, il a confié à son neveu la mission de faire publier son ouvrage. Arzhel sait que tout — absolument tout — ce que relate les textes est vrai, et que l’heure ne tardera pas où les Grands Anciens sortiront de leur long sommeil.

Je souhaitais que l’aspect atypique de l’ouvrage passe également par sa forme. C’est pourquoi le corps de texte central est accompagné d’annotations en marge, réalisées a posteriori par Arzhel. Ces notes commentent, précisent et complètent la matière principale, la contredisent même parfois sans que l’on comprenne immédiatement pourquoi. Il parait même qu’un rituel visant à protéger les lecteurs acharnés de la malfaisance du Mythe est disséminée, morcelée, à travers les pages… À cela s’ajoutent de nombreuses illustrations qui confèrent à l’ensemble une sensation de « carnet retrouvé ».

Photo : Alain Puysségur

Tu rédiges donc les textes et tu réalises les illustrations qui sont très énigmatiques, voire mystiques, et graphiques. Peux-tu nous partager la réflexion qui t’amène à styliser une nouvelle de Lovecraft avec un seul dessin ? L’idée est vraiment incroyable !

Effectivement, je réalise également des illustrations. À l’origine, des croquis plus « classiques » étaient envisagés. Un jour, l’éditeur de mon livre chez Bragelonne a croisé les créations que je réalisais en parallèle de l’écriture et en discutant, nous nous sommes dit qu’il y avait moyen de les intégrer à l’œuvre globale. Une nouvelle dimension s’est ajoutée au projet, une nouvelle strate d’interprétation, apportant une touche plus atypique et personnelle.

C’est à la relecture des Montagnes Hallucinées dans un café que j’ai posé pour la première fois la base de ce style graphique.

Photo : Alain Puysségur

PhJe souhaitais donner corps à cette nouvelle à travers une représentation symbolique et unique. Tout est parti d’une émotion, d’une vision et d’une dynamique qui se sont formées dans mon esprit. Par la suite, j’ai cherché à affiner ce style. Je voulais qu’il transmette la sensation de mystère et d’énigme séculaire qui se dégage des textes. Il fallait qu’elles donnent aussi l’impression d’avoir été réalisées par un esprit perturbé, rendu fou par des visions blasphématoires, et dont la plume fébrile s’acharnerait comme pour les chasser à tout jamais.

Photo : Alain Puysségur

Depuis, je n’ai plus seulement cherché à styliser les nouvelles, mais bien d’autres choses : les auteurs, les « Piliers du Mythe » (comme le Necronomicon), les différents types de manifestation du Mythe, etc. Ces créations se déploient à travers tout le livre afin de lui donner une cohérence graphique et mystique.

Toujours à propos de ton travail graphique, quelle technique utilises-tu ?

L’ensemble des éléments graphiques que je réalise pour l’ouvrage sont fait à la plume et à l’encre de Chine. Pour certains éléments — comme les croquis qui accompagneront les lieux, les entités ou les objets du Mythe, je partage entre la plume et le crayon.

Au vu de la situation actuelle, sais-tu quand ton ouvrage sera disponible en librairie ?

Selon les dernières nouvelles transmises par mon éditeur, le titre qui devait initialement paraître en juin a été reprogrammé pour août.

En suivant tes stories Instagram, on retrouve souvent de la musique. Est-elle importante pour t’inspirer ? Que contient ta playlist ?

J’apprécie énormément évoluer dans une certaine ambiance lorsque je conçois les illustrations de cet ouvrage. Comme je déteste la présence de paroles lorsque je crée, il s’agit bien souvent d’OST de films ou de jeux vidéo, alternant entre du sombre et de l’optimiste. J’aime beaucoup les compositions de Max Richter, Hans Zimmer ou Zack Hemsey. Niveau JV, les bandes-son des Dark Souls m’ont accompagné plus d’une fois.

Enfin, je ne compte plus le nombre de fois où j’ai relancé l’album Leviathanréalisé par ALT 236, qui performe également en tant que vidéaste sur Youtube.

Parmi les nombreux projets qui sortent en ce moment autour de Lovecraft, est-ce que certains ont retenu ton attention plus que d’autres ?

Tout d’abord, j’ai hâte que la nouvelle traduction des œuvres de Lovecraft réalisée par les éditions Mnémos et coordonnée par David Camus arrive chez moi. Je compte également me procurer prochainement Cochrane vs Cthulhu, de Gilberto Villarroel paru aux Forges de Vulcain, ainsi que la revisite de La Couleur tombée du ciel réalisée par Gou Tanabe et traduit chez Ki-oon.

Enfin, je n’ai pas encore eu la chance de me procurer la dernière création de François Barranger, le premier tome illustré des Montagnes hallucinées paru chez Bragelonne.

Une dernière question : comment occupes-tu ton confinement ?

En toute honnêteté, je ne chôme pas. Ballades, sorties et rencontres mis à part, mon quotidien est un peu le même qu’avant le confinement, ce qui est sûrement le lot de nombreux auteurs et indépendants. Survie en terres lovecraftiennes me prend encore beaucoup de temps entre les illustrations et toutes les annotations qu’il va falloir étoffer et intégrer. Je me consacre aussi à d’autres projets, notamment un boardgame sous licence qui vient de partir auprès des ayants droits et qui devrait paraître à l’automne aux éditions 404. Quand je ne crée pas, je joue. J’ai enfin pu boucler le dernier Kojima, Death Stranding, me replonger dans Dark Souls et The Witcher. Je lis également, avec un morceau de taille actuellement : La Horde du contrevent d’Alain Damasio qui trônait dans ma bibliothèque depuis quelques temps…

Merci à Alain d’avoir accepté de répondre à toutes ces questions et de nous avoir réservé l’exclusivité de la couverture de son livre !

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