Après notre entretien avec Armel Gaulme la semaine passée, direction Providence dans les années trente avec Philippe Auribeau, pour parler de son roman Écarlate paru aux éditions ActuSF.

Bonjour Philippe. Pour ceux qui ne te connaissent pas, pourrais-tu te présenter ?

Je suis Philippe Auribeau, j’habite près d’Aix-en-Provence. J’ai connu dans ma jeunesse les téléphones à cadrans, et même le minitel. Je suis depuis une douzaine d’années auteur de jeu de rôle. Et depuis quelques années, je me suis lancé dans l’écriture de romans.

36 15 CASUS — minitel — glorieuses années — collection personnelle

Question rituelle : comment s’est faite ta première rencontre avec Lovecraft ?

Assez étrangement, ma première rencontre avec HPL s’est faite via le cinéma, en l’occurrence avec Re-animator, de Stuart Gordon.

Re-Animator — Stuart Gordon — 1985

Sans doute pas l’histoire la plus représentative du maître. J’étais alors ado, et j’ai rangé pendant des années Lovecraft dans la catégorie des pourvoyeurs de gore. J’ai tout de même gardé le contact grâce à un magazine de jeux de rôle que je lisais assidûment (Chroniques d’Outre Monde) dont certains contributeurs étaient — certains le sont encore — des fans absolus de Lovecraft. Plus tard, presque par hasard, j’ai eu entre les mains Le Rodeur devant le Seuil. Et là survint le vrai début…

Quel est le texte qui t’a le plus marqué ?

La maison de la Sorcière, sans hésitation. C’est la dimension lovecraftienne que je préfère : celle des sorcières et des anciens mythes.

Par Muzski — muzski.deviantart.com — CC BY-SA 3.0

Comment t’est venue l’idée d’écrire un polar teinté de fantastique ?

J’ai eu l’idée de la trame générale en étudiant à la fac La Lettre Écarlated’Hawthorne. J’ai toujours (en tous cas depuis que, assez jeune, j’ai lu The Crucible d’Arthur Miller) été fasciné par l’histoire des Sorcières de Salem, et ce que j’ai découvert au fil de mes études m’a donné l’idée d’écrire une histoire fantastique liée à ce livre.

Quant à l’aspect polar, il est venu naturellement, mes lectures étant en grande majorité constituées de romans policiers. Je ne pouvais pas laisser passer la possibilité de mêler les deux.

Le contexte historique est très travaillé et fort bien décrit. Comment t’es-tu documenté pour décrire le Providence de 1930 ? Et d’ailleurs pourquoi avoir choisi cette époque ?

Tout d’abord, parce que c’est une époque que j’adore. Je l’ai longuement étudiée durant mes études d’Anglais, mais au-delà de ça, j’adore les années 20/30 et tout ce qui va avec : la Prohibition, le cinéma de l’époque, les romans hard-boiled… et même la mode et les voitures. Je m’étais un peu mâché le travail en écrivant Le Manuel des Investigateurs pour l’Appel de Cthulhu.

Le manuel des investigateurs — éditions Sans Détour

C’est un ouvrage de près de 400 pages consacrées aux années 20 aux États-Unis. Ca m’avait demandé un nombre d’heures de recherches (en particulier sur le site de la Librairie du Congrès) assez conséquent. Mais au final, c’est devenu une époque que je maitrise sans doute mieux que de nombreux États-uniens ! Au moment d’écrire le roman, c’était une évidence. C’est une époque qui permet, malgré l’éloignement avec le XXIe siècle, d’aborder des thèmes encore très actuels. Et puis j’avoue être moyennement fan des déluges de technologies utilisables de nos jours pour résoudre les enquêtes. Les années 30 permettent l’utilisation de bribes de technologie (les empreintes, le téléphone, la photographie) tout en conservant un aspect majoritairement psychologique aux enquêtes.

Est-ce que ton expérience dans le jeu de rôle t’a aidée à écrire ce roman ?

Comme dit auparavant, le travail de recherche en amont avait été en grande partie fait dans le cadre du jeu de rôle. J’ai simplement eu à compléter par des recherches sur Providence. Pour le reste, il faut bien séparer les deux façons d’écrire. Le concept de groupe un peu monolithique, par exemple, est essentiel dans les scénarios de jeu de rôle, tandis que dans un roman, les personnages ont tendance à faire des « groupes de 1 ». L’isolement des héros crée la tension. Et le roman est une œuvre figée, la vision d’une personne, qui n’est pas à la merci des décisions de joueurs plus ou moins disciplinés (je tairai les noms…).

L’intrigue du roman tourne autour de La Lettre Ecarlate de Nathaniel Hawthorne. Pourrais-tu présenter ce roman et son auteur ? Quel est le lien avec Lovecraft ?

Nathaniel Hawthorne entre 1860 et 1864 — domaine public

C’est l’un des romans fondateurs de la littérature américaine, écrit au XIXe siècle. C’est essentiellement une critique du puritanisme de la société américaine. Hawthorne a une histoire personnelle assez compliquée (mais je ne veux pas déflorer des éléments du roman). Il était obsédé par les procès de Salem et par les mythes anciens. Ces mêmes mythes qui ont inspiré Lovecraft.

Enfin, pour le lien direct, j’ajouterai que mon histoire préférée de Lovecraft, La Maison de la Sorcière donc, est inspirée du dernier écrit inachevé d’Hawthorne, Septimius Felton. Je pense vraiment que ces deux écrivains ont des liens forts (je dirai même que Nathaniel Hawthorne est une figure de héros lovecraftien). D’où mon histoire.

Je trouve la couverture très réussie. Le texte, c’est un extrait particulier de la Lettre Écarlate ?

Je l’adore moi aussi. Je peux le dire d’autant plus franchement que je n’ai absolument rien à voir dans sa conception. Ce sont Jean-Laurent Del Soccoro et Eric Holstein qui s’en sont occupé. Quant au choix de l’extrait, il n’a effectivement pas été fait au hasard. Comment savoir si quelque chose d’indicible ne l’a pas insinué dans l’esprit de Jean-Laurent ?

Le découpage en chapitres très courts apporte beaucoup de rythme à la lecture. Je n’ai pas lu tes autres romans mais est-ce une technique propre à ce roman ou bien est-ce un procédé que tu utilises ailleurs aussi ?

C’est une technique que j’ai inaugurée avec Écarlate, mais que je compte conserver à l’avenir. J’ai fait le choix de limiter au maximum les notions subjectives, afin de laisser le lecteur fabriquer ses propres sentiments et théories à partir des informations qu’il a. J’ai été très influencé par des écrivains comme Hemingway ou Hammet (encore les années 20), dont le style est très épuré.

En quoi ton Écarlate est-il « lovecraftien » ?

En premier lieu, le roman puise ses influences dans les premiers mythes des États-Unis, qui ont également inspiré HPL. Cela ne le rend pas forcément lovecraftien, mais tisse au moins un cousinage fort. En outre, l’époque est celle de Lovecraft, la ville et la région sont celles de Lovecraft. En fait, il y a plein de petits détails qui inscrivent le roman dans l’imaginaire lovecraftien sans que ça soit (je l’espère) envahissant pour un non-initié. Enfin, j’aime la possibilité d’une double lecture où le fantastique peut toujours être questionné. Lovecraft le fait admirablement dans certains de ses écrits, en particulier dans Le Monstre sur le Seuil, où finalement on ne peut écarter complètement l’hypothèse que toute l’histoire soit le fruit de l’esprit dérangé de Daniel Upton. J’adore cette double possibilité, que l’on retrouve par exemple dans la série True Detective (également lovecraftienne).

Les thèmes abordés dans Écarlate (la lutte des minorités, sexuelles ou raciales) font penser à des livres comme Lovecraft Country de Matt Ruff (une série de nouvelles mettant en scène des afro-américains dans l’Amérique des lois Jim Crow) ou bien La ballade de Black Tom de Victor Lavalle (la réécriture du point de vue d’un homme noir de la nouvelleHorreur à Red Hook).

Que penses-tu de cette manière d’aborder le racisme de HPL, et d’une façon plus large, celui de la société américaine, en explorant le Mythe d’un point de vue afro-américain ?

C’est toujours épineux d’aborder les travers d’un auteur (racisme, sexisme, homophobie…) quand on se place 100 ans après son époque. Les discriminations étaient institutionnalisées dans ces années-là, et il était sans doute plus difficile qu’à notre époque d’aller à contre-courant. Cela n’excuse rien, mais il faut bien avouer que c’est l’avantage d’être un narrateur du XXIe siècle. On peut mettre en scène des personnages du passé, dresser un panorama d’une période sans édulcorer ce qu’elle avait de révoltant, avec le recul de l’Histoire. En tous cas, la dénonciation de certaines mœurs de l’époque (dont certains sont encore là d’ailleurs) est un élément important d’Écarlate. J’ai cru comprendre que c’était d’ailleurs l’un des aspects les plus marquants du récit.

Tu es aussi auteur et traducteur dans le domaine du jeu de rôle. Peux-tu nous parler de cette activité ?

J’ai fait un peu de traduction, mais j’ai vite bifurqué sur l’écriture. Cela a commencé par l’adaptation des romans Les Chroniques de Féals de Mathieu Gaborit. Puis l’opportunité m’a été donnée d’écrire sur l’Appel de Cthulhu, de façon régulière. J’ai ensuite effectué l’adaptation en jeu de rôle des romans Les Lames du Cardinal de Pierre Pevel. Depuis, j’ai écrit pour différents jeux, parmi lesquels l’Empire des Cerisiers, Tales from the Flood, Tecumah Gulch, Aquablue et dernièrement Runequest, dont j’assure en plus la direction éditoriale de la gamme française. Le jeu de rôle reste et restera très présent dans ma vie.

Quelle est la place qu’occupe l’Appel de Cthulhu dans l’univers du jeu de rôle ? Comment expliquer sa longévité et son succès ?

L’Appel de Cthulhu est certainement l’un des quatre ou cinq jeux les plus marquants de l’histoire du jeu de rôle. C’était un concept insensé pour l’époque (le début des années 80), où l’on jouait avant tout des Héros avec un grand H, directement inspirés du Seigneur des Anneaux. Et là arrive un jeu où l’on incarne monsieur-tout-le-monde confronté à des créatures qu’il ne peut pas vaincre ! (ce qui est selon moi une vision erronée du héros lovecraftien qui très souvent possède justement des armes pour comprendre et combattre le Mythe). C’était une révolution. Et encore, les auteurs ont adouci le concept car au départ, les personnages ne devaient pas pouvoir récupérer la Santé Mentale perdue. C’était un aller-simple pour la folie !

Pour la question de sa longévité, je suppose que la qualité des suppléments produits au fil des décennies (sous la plume de Keith Herber, Mark Morrison, Lynn Willis entre autres) a grandement contribué. Et le jeu est resté, comme les écrits d’HPL, intemporel.

Pour continuer sur le jeu de rôle, Harlem Unbound permet de se transporter à l’époque de la Renaissance de Harlem, dans les années 1920, une période d’explosion culturelle et intellectuelle de la communauté afro-américaine. Les joueurs incarnent des investigateurs faisant partie des minorités se battant contre des horreurs cosmiques mais aussi pour leurs droits.

En inversant les clichés lovecraftiens (blanc,mâle, hétéro WASP) penses-tu que le jeu de rôle peut avoir une vertu « éducative » et sensibiliser aux discriminations, sous toutes leurs formes ?

C’est mon avis. C’est peut-être le principal reproche que je fais à l’Appel de Cthulhu : ne pas être suffisamment réaliste sur la réalité des discriminations de l’époque. C’est abordé, mais pas forcément en profondeur. Le jeu de rôle peut avoir, au-delà de l’aspect ludique pur, ce rôle éclairant, en puisant des situations dans des époques du passé. Sur le racisme, mais aussi sur le sexisme. Il y a du chemin à faire.

De façon plus générale, le jeu de rôle n’est-il pas un formidable outil pédagogique ?

Clairement. D’ailleurs, après quelques années d’ostracisme, le jeu de rôle est redevenu très à la mode, y compris dans les apprentissages scolaires ou au sein des entreprises. J’en observe les effets bénéfiques sur mes propres enfants semaine après semaine.

Notre association est basée à Verdun, dans la Meuse. As-tu connaissance d’un bon scénario pour l’appel de Cthulhu qui a pour décor la Grande Guerre ?

Je ne connais pas toutes les créations de l’Appel, mais j’ai en tête un supplément nommé No Man’s Land, qui se déroule dans la forêt d’Argonne pendant la Grande Guerre. C’était un piège ?

Non bien sûr 😉

As-tu d’autres projets sur le feu ?

Un roman historico-ésotérique, en cours d’écriture, qui se déroule au XIIIe siècle dans le Languedoc. Et le projet d’écrire un roman jeunesse… lovecraftien.

Merci beaucoup Philippe !

Merci à toi.

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