Les Indicibles Entretiens #22

Discussion avec P. Djèli Clark pour le formidable roman Ring Shout paru chez l’Atalante.

Macon, 1922.

En 1915, le film Naissance d’une nation a ensorcelé l’Amérique et gonflé les rangs du Ku Klux Klan, qui depuis s’abreuve aux pensées les plus sombres des Blancs. À travers le pays, le Klan sème la terreur et se déchaîne sur les anciens esclaves, déterminé à faire régner l’enfer sur Terre.

Mais les Ku Kluxes ne sont pas immortels. Sur leur chemin se dressent Maryse Boudreaux et ses compagnes de résistance : une tireuse d’élite à la langue bien pendue et une Harlem Hellfighter. Armées de fusils, de bombes et d’une épée imprégnée de magie ancestrale, elles chassent ceux qui les traquent et renvoient les démons du Klan tout droit en enfer ; alors qu’un complot effroyable se trame à Macon et que la guerre contre le mal est sur le point de s’embraser.

Bonjour ! Pourriez-vous vous présenter pour celles et ceux qui ne vous connaissent pas encore ?

Bien sûr. Bonjour, je m’appelle P. Djeli Clark et je suis l’auteur d’ouvrages de fiction spéculative, notamment les nouvelles Les tambours du dieu noir, Le Mystère du tramway hanté et Ring Shout. Mon premier roman, Maître des Djinns, est sorti en 2021.

Les romans de P Djèli Clark chez L'Atalante

Parlons de Ring Shout. J’ai beaucoup apprécié l’histoire et particulièrement la façon dont vous y utilisez le folklore afro-américain pour lui donner une dimension cosmique très lovecraftienne. Comment vous est venue l’idée d’écrire ce livre ? Comment vous est venue l’idée de faire des membres du Klu Kux Klan de vrais monstres ?

Excellentes questions. L’idée du livre est née d’un grand nombre d’inspirations différentes — de la fiction spéculative que j’ai lue ou vue (fantasy, horreur cosmique, etc.), du fait d’avoir grandi au Texas, de l’histoire américaine, de la culture afro-américaine et du folklore. Les Night Doctors, le Angel Oak, le Ring Shout… tout cela est issu du folklore de l’Amérique noire. 

Le Angel Oak photo de gusdiaz

Quant à l’idée de faire du Klan de véritables monstres, elle est directement issue des récits d’anciens esclaves du sud des États-Unis, qui affirmaient que les premiers Klan apparus après la guerre civile américaine étaient des “haints” (esprits) et s’habillaient comme des monstres. Ils comprenaient bien sûr qu’il s’agissait d’hommes, mais ils ont créé des histoires où ils étaient des monstres, peut-être pour symboliser le traumatisme qu’ils leur faisaient subir. J’ai lu cette histoire pour la première fois il y a des années et j’attendais un moyen de la raconter. Puis, Ring Shout est arrivé.

Couverture pour Ring Shout chez MildwordPress par François Vaillancourt

Ring Shout met en scène des personnages féminins incroyables ! Pouvez-vous nous parler de Maryse et de ses amies ? Qui sont-elles ? D’où viennent-elles ?

Maryse, illustration de François Vaillancourt pour Midword Press

Maryse et ses amies sont trois bootleggers de Macon, en Géorgie, qui sont des chasseuses de monstres et des combattantes de la liberté à leurs heures perdues. Toutes sont issues de milieux différents et sont réunies par une figure nommée Nana Jean pour combattre les Ku Kluxes. Elles ne s’entendent pas toujours, mais elles savent comment travailler ensemble. Maryse, j’ai toujours su qu’elle était au coeur de l’histoire. Chef, je voulais qu’elle soit présente pour faire un clin d’œil aux Harlem Hellfighters, un régiment de soldats noirs américains qui ont combattu pendant la Première Guerre mondiale, souvent aux côtés des Français. Sadie… était mon joker. Quelque chose pour donner un peu de chaos à l’histoire.

« Harlem Hellfighters » en 1919, décorés de la Croix de Guerre 14–18.

J’ai découvert le peuple Gullah grâce à votre nouvelle. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Les Gullah sont un peuple généralement associé aux Carolines, à la Géorgie et à la Floride, qui descend des esclaves amenés en Amérique et qui ont pu à la fois conserver certains aspects de la culture africaine et créer leur propre culture (et même une langue créole) en raison de la nature de leur esclavage — où ils ont pu négocier des degrés d’autonomie par rapport au régime des esclaves. 

Ils ont également conservé la culture du Ring Shout. Lorsque j’ai créé cette histoire, j’ai su presque organiquement qu’ils seraient centraux.

Traduire la langue créole des Gullah a dû être un sacré défi pour la traductrice Mathilde Montier. Bravo à elle ! Comment avez-vous procédé, avez-vous travaillé ensemble ?

Tout d’abord, Mathilde est formidable ! Elle aborde toutes les traductions avec beaucoup d’empathie et de sérieux. Elle s’investit beaucoup pour s’assurer que la traduction conserve autant que possible l’intention et la voix de l’auteur. Elle avait donc beaucoup de questions auxquelles j’ai été heureux de répondre. Nous avons travaillé petit à petit. Je suis redevable à Mathilde pour son travail acharné et méticuleux !

Quand je vous ai dit sur Twitter que je suis de Verdun, vous avez répondu avec une image de l’Ange de Verdun (Rita Vrataski) du film The Edge of Tomorrow. Depuis, je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a un lien entre ces personnages féminins badass tueuses de monstres. Rita and Maryse ont toutes deux une épée, Rita s’est battue à Verdun, Chef s’est battue lors de l’offensive Meuse-Argonne… C’est tiré par les cheveux ?

L’Ange de Verdun ! Quelle belle affiche. J’adore ce film. Non, je ne peux pas dire que je pensais consciemment à “Rose” lorsque j’écrivais Ring Shout. J’ai probablement pensé à la bataille de Verdun pendant l’écriture en raison de la Première Guerre mondiale, bien que j’aie choisi la Meuse-Argonne parce que les Harlem Hellfighters faisaient partie de l’offensive. Mais bon, qui sait ce que faisait mon subconscient !

Vous êtes à la fois auteur et historien. Est-ce que votre champ d’études influence les sujets que vous traitez dans vos romans ?

En quelque sorte. Certes, les sujets historiques que je pourrais utiliser pour écrire une fiction spéculative sont généralement ceux qui me sont familiers ou que je trouve intéressants. Par exemple, je donne un cours sur l’esclavage au cinéma. Nous regardons Birth of a Nation et parlons de la théorie des médias, en nous posant des questions sur l’impact des médias de masse sur le comportement humain. Ring Shout s’est certainement inspiré de cela.

Le film Birth of a Nation de D.W. Griffith (1925) est un élément central de votre nouvelle. Pourriez-vous expliquer comment ce film a contribué au renouveau de Klu Klux Klan dans les années 1920 ?

Vous avez deviné où je voulais en venir ! Birth of Nation, réalisé en 1915, est considéré comme la naissance du cinéma moderne — et peut-être aussi comme le film le plus raciste qui soit. Il dépeint un faux récit de la guerre civile américaine et de la Reconstruction (la période qui a immédiatement suivi), où le Ku Klux Klan sont les héros et le peuple Noir le méchant. Le film a été immensément populaire, diffusé dans tous les États-Unis. Il est également responsable de la création du deuxième Klan en 1915. 

Le premier Klan, qui a vu le jour après la guerre civile, avait pratiquement disparu depuis des décennies. Le film Naissance d’une nation a fait sensation et a relancé le Klan, le rendant plus grand et plus nombreux que le premier Klan ne l’avait jamais été. Dans les années 1920, il s’était étendu à presque tous les États et comptait des millions de membres. Et un film a joué un rôle important dans cette renaissance.

Le Grand Cyclope, illustration de François Vaillancourt pour Midword Press

Ring Shout est une superbe nouvelle de dark fantasy urbaine abordant le racisme et la haine. Vous évoquez H.P. Lovecraft dans le livre. HPL a encore aujourd’hui une incroyable influence sur la fiction contemporaine, même s’il était raciste. Comment gérez-vous ce “grand-père raciste” comme vous l’appelez ?

Haussement d’épaules … Comme je fais face à tous les “grands-pères blancs racistes”. Je suis conscient de leur influence dans le genre et des problèmes qu’ils posent. Lovecraft en particulier n’était pas seulement quelqu’un avec des notions dépassées, c’était un défenseur convaincu de la suprématie blanche. Même ses notions de choses sombres qui se cachent dans les royaumes inférieurs de l’existence humaine et qui attendent de nous détruire peuvent témoigner de sa xénophobie virulente. Mais vous savez, j’aime les tentacules. Alors, je trouve des moyens d’utiliser cette influence à bon escient. Je ne suis certainement pas le premier auteur à le faire. Ring Shout n’est que ma proposition.

J’ai eu le plaisir d’échanger avec Victor LaValle, qui a réussi, je pense, à inverser les tropes lovecraftiens dans sa nouvelle La Ballade de Black Tom. Le lecteur a l’opportunité de lire de la fiction lovecraftienne d’un point de vue différent (je pourrais également citer Winter Tide de Ruthanna Emrys). Que pensez-vous de cette tendance ?

Je m’en félicite. L’œuvre de Victor La Valle est géniale à cet égard. Et il y en a beaucoup d’autres. L’alternative est de laisser tomber les choses que nous aimons parce qu’elles ont été souillées. Mais je ne vais pas abandonner les tentacules. Je vais les faire miennes à la place.

J’ai découvert que Ring Shout pourrait être adapté en série TV. Avez-vous des infos à partager à ce sujet ?

Nope. LOL. Vraiment, le passage de livre à film est un long processus. Il n’y a jamais de garantie que ça se fasse, même après des annonces tonitruantes. Alors, on verra bien !

Sur quoi travaillez-vous en ce moment ? Y a-t-il une chance que l’on retrouve les personnages de Ring Shout un jour ?

Dans le domaine de la fiction spéculative, sur de la fantasy Young Adult / Collège. Et en ce qui concerne le retour des personnages de Ring Shout, qui sait ?

Merci encore d’avoir répondu à mes questions !

Avec plaisir. Merci !